Le Mika Déchaîné : « Qui ne dit mot consent ! »
Page de Une du Mika Dechaine
16 septembre 2009

GUADELOUPE
Un entretien avec Gladys Démocrite

En Guadeloupe, le France-Antilles est présent dans la plupart des commerces.

A coup de « Unes » accrocheuses ce quotidien met principalement en avant des faits divers sordides. Arrivé depuis quinze jours sur « l’île d’émeraude », je me demande ce que je vais bien pouvoir lire. La presse régionale semble affligeante, comme c’est souvent le cas. Ceux qui essaient désespérément de trouver de l’information dans Var Matin ne me contrediront pas…

En dehors du France-Antilles, les présentoirs regorgent de titres sur le Tiercé. En bas du présentoir, cependant, sur la première page d’un journal s’étale en lettres jaunes le titre suivant : « À la découverte de nos blancs péyi ». Un titre qui laisse perplexe : Le Mika Déchaîné. Apparemment, un journal local. Je décide de l’acheter.

Les « blancs péyi », c’est autour d’un dossier sur cette « caste » très discrète des « blancs créoles » que s’articule le dernier numéro du mensuel d’information que je découvre et qui se révèle, comme il le revendique d’ailleurs, « impertinent et libertaire ».

La présence sur l’île de ces « Békés » appartenant à quelques grandes familles vivant en Guadeloupe depuis plusieurs générations me rappelle que dans ce département français cohabitent descendants d’esclaves et d’esclavagistes…

La rubrique des « expulsions les plus indignes » ainsi qu’un très bon article sur « les 500 pages sur l’implication de la France dans le génocide rwandais » finissent de me convaincre de la qualité du contenu.

J’appelle alors la rédactrice en chef, Gladys Démocrite, qui accepte que nous nous rencontrons pour répondre à mes questions :

• Le Mika Déchaîné, c’est qui, c’est quoi ?

Gladys Démocrite : « Le Mika », c’est un groupe d’amis désespérant de trouver un lieu d’expression et de débat dans la presse locale. La culture de l’esprit critique n’est pas mise en avant en Guadeloupe… Le déclic, c’est la campagne des élections présidentielles vue d’ici, et son pendant, la campagne des élections législatives où l’on a entendu des énormités et durant lesquelles on a pu se rendre compte que, véritablement, il n’y avait pas de débat sur le plan politique comme sur le plan sociétal. Ce débat était pourtant plus que nécessaire car on avait l’impression d’aller droit dans le mur. On s’est réunis en septembre 2007, il y a tout juste un an, et l’on a décidé de créer une association qui s’appelle Mawonaj Citoyen, du terme « marronnage » qui symbolise ici la résistance, la rébellion. Et comme on est très républicains, anti-communautaristes, alors que l’on sent le danger d’un repli autour d’une identité « nègre » fantasmée, on a décidé d’y adjoindre le mot citoyen. On peut et l’on doit se rebeller et cultiver l’esprit critique ! On doit échanger, construire, tout en respectant ces valeurs républicaines qui ont quand même permis de construire la France actuelle, la France moderne. On a donc créé cette association pour permettre un débat public permanent et pour le faire vivre afin de cultiver l’esprit critique.

• Vous avez donc décidé de créer un journal. C’est quand même assez difficile à mettre en place ?

C’est vrai, d’autant qu’aucun d’entre nous n’avait participé à ce type d’activité. On ne savait pas trop où on allait, on a cassé la tirelire et, avec nos économies, on a financé le premier numéro. On n’avait même pas pensé à la distribution, à vrai dire. Et quand il a été imprimé, on a commencé à le distribuer devant les lycées et l’université mais il a eu un tel succès qu’on s’est dit qu’il fallait que l’on se prenne un peu plus au sérieux. On est alors allé voir un réseau de distribution et, à présent, on est distribué sur la Guadeloupe par l’équivalent local des NMPP. On a alors véritablement formalisé notre ligne éditoriale. On ne veut pas de publicité car on veut rester libre et pouvoir conserver notre ton irrévérencieux : ce sont les lecteurs qui financent le journal. On a donc eu à régler sur nos propres deniers les deux premiers numéros puis, petit à petit, les lecteurs ont suivi. Aujourd’hui, on en vend près de mille exemplaires entre la Guadeloupe et la Martinique.

• Le journal est-il la seule activité de l’association ?

Non, on anime également des débats. On les organisait dans un premier temps sans support et ce n’était pas facile de réunir du monde, alors on s’est orienté vers la formule du ciné-débat. On anime tous les mois le ciné-club du Rex, à Pointe-à-Pitre, et on a un projet de ciné-débat en plein air, dans les quartiers populaires. On va commencer avec la ville de Pointe-à-Pitre en novembre, dans les quartiers dits difficiles : partir d’un thème de société traité par un film et essayer de susciter un échange, un débat, montrer que l’on peut parler de soi, se penser, réfléchir sur la société. On est contre l’idée qu’il y aurait une élite qui pense et le reste de la population qui suit, ou qui ne suit pas, d’ailleurs. On fait le pari que l’on peut produire un débat de qualité en échangeant largement avec tout le monde.

• Revenons au journal. Comment se construit-il ?

On se réunit une fois par semaine, le samedi, car on est avant tout un groupe d’amis d’une dizaine de personnes. Le journal est construit autour d’une enquête et d’une page centrale de causeries, de débats. On décide ensemble des thèmes, des sujets qui vont être abordés, puis on se répartit les tâches. La première semaine du mois, on décide de l’enquête qui va être menée. Puis au fur et à mesure de l’actualité locale et nationale, des idées d’articles naissent. La dernière semaine du mois, c’est la semaine de rédaction. Je centralise alors tous les articles, je les relis, je propose des corrections et on met le journal en page.

• Y a-t-il des rubriques récurrentes ?

Le journal est construit autour de plusieurs rubriques : « Mikactu », de courts articles d’actualité, « les Humeurs de Mika », « A la Une », une page centrale qui reprend des thèmes de société… On a quelque peu mis à mal dans le dernier numéro des héros locaux, Ignace et Delgrès, c’était d’ailleurs intéressant de voir à quel point on a eu du mal à trouver des Historiens pour répondre à nos interrogations autour de ces figures quasi-mythologiques.

On parle généralement de thèmes de société qui nous touchent, on essaie de susciter un débat en interrogeant des personnes qui ont des avis divergents sur le sujet, qui se contredisent, ou alors on interroge une série de personnes qui ont une autorité dans un domaine précis. Il y a cette partie enquête, « A la une », où l’on prend un thème qui traite des problématiques locales : on a parlé de la situation de l’eau, de la défiscalisation, en essayant d’aller au fond des choses, d’écrire ce dont personne ne parle, d’écrire tout ce que l’on aimerait savoir d’un sujet.

On aborde aussi les questions de société et il y a aussi une rubrique culturelle, ainsi qu’une rubrique que l’on affectionne beaucoup, « L’expulsé du mois », car il y a un véritable combat à mener contre la politique d’immigration qui est ici encore plus radicale qu’en métropole. Nos élus locaux tiennent à ce qu’elle soit très dure et se battent d’ailleurs pour cela, allant même jusqu’à dire que notre gouvernement manque de volonté politique à propos d’immigration …

Ce qui nous interpelle beaucoup c’est que cette politique a pour victime des gens que l’on considère historiquement comme nos frères, les Haïtiens, avec qui on entretient des liens étroits, et l’on ne comprend pas pourquoi il existe un tel acharnement contre eux. Évidemment, ça s’explique pour des raisons politiques car il y a en Guadeloupe une xénophobie ambiante qui est cultivée et entretenue par nos hommes politiques.

• Pourquoi n’êtes-vous pas distribués en métropole ?

On aimerait être distribué en métropole mais cela nécessiterait qu’on ait plus d’argent. Et il faut dans ce cas bien y réfléchir… Doit-on être distribué dans les villes de métropole où il y a une forte communauté d’Antillais, uniquement sur Paris ?…

Dans un futur proche, on a envie de lancer la distribution du « Mika » en Guyane. Pour l’instant, on est uniquement distribué en Guadeloupe et en Martinique. Il y a quand même la possibilité de s’abonner et de recevoir le journal quand on n’est pas résidant de ces deux départements.

• Avec qui travaillez-vous ? Quelles sont vos sources ?

On travaille avec des personnes-ressources. On s’est constitué un bon carnet d’adresse. On travaille aussi beaucoup avec les syndicats. Petit à petit, notre travail a amené des gens à se rapprocher de nous, des gens qui nous apportent leur aide. D’ailleurs toutes les personnes qui souhaitent participer au journal sont les bienvenues. On aimerait d’ailleurs bien s’ouvrir à des chroniqueurs martiniquais. On est distribué en Martinique, mais, n’étant pas sur place, on ne se permet pas de faire des articles sur la Martinique.

• Quelles sont les personnes qui composent l’équipe du Mika ?

On travaille beaucoup avec des pseudos…

La Guadeloupe est un petit pays et pour des raisons personnelles ou professionnelles certains d’entre nous préfèrent garder l’anonymat. Du coup, je suis la personne qui représente un peu le journal et ça permet d’avoir une communication claire. Jusqu’à présent je n’ai jamais eu de soucis, pas de réprimande, pas de répression. Mon activité professionnelle n’en pâtit pas.

• Le Mika Déchaîné. Pourquoi ce titre ?

En Guadeloupe, tout le monde a porté des Mika [sandales en plastique aussi appelées « méduses »] à un moment donné. C’est une paire de chaussures qui ne coûte pas très cher, qui permet d’aller partout, sur n’importe quel terrain. On était tous un peu attachés à cette paire de chaussures, à son côté peu onéreux mais sûr, on aimait bien cette identité-là. Et une paire de Mika laisse une empreinte caractéristique…

• Déchaîné ?

C’est un clin d’œil au Canard Enchaîné, bien sûr, mais c’est surtout une façon de rappeler qu’on est libre, libre dans notre parole, sans chaînes.

• Qu’est-ce qui uni l’équipe du Mika ?

Je dirais une envie de bousculer les choses, sur un ton irrévérencieux. L’équipe est, je crois, majoritairement de gauche, mais on n’est pas contre l’idée que des gens de droite nous rejoignent. On a déjà publié un texte anarchiste, bien que la plupart d’entre nous ne soient pas anarchistes, … L’idée, c’est que des choses soient dites, que les gens s’expriment. Le lien, le ciment de l’équipe, c’est l’envie de bousculer les choses, de s’exprimer, de faire vivre le débat et de cultiver l’esprit critique.

• Quel est votre regard sur la presse distribuée en Guadeloupe ?

Ce sont des médias de province, quand même assez décevants. Il y a le France-Antilles, qui appartient au groupe Hersant et qui rivalise d’indécence dans ces Unes. Ce journal a quand même une histoire… C’est plus ou moins une commande de l’Etat. Il est né pour porter la voix de l’Etat aux Antilles à un moment où il y avait des troubles indépendantistes. Il avait pour fonction d’essayer de calmer les choses en donnant une information qui n’avait que peu de choses à voir avec la réalité de ce qui se passait sur l’île. Aujourd’hui, on ne peut plus dire que France-Antilles ait cette fonction-là.

C’est un journal qui a surtout pour fonction de faire de l’argent, il a une régie publicitaire impressionnante ! Il fait de l’argent au prix de l’indécence, de la désinformation, avec des Unes « trash », une large part du journal dédiée aux courses, le PMU étant le sport roi aux Antilles. Il y a un hebdomadaire, le 7Mag, assez creux. Il y avait aussi Le Mot Phrasé, qui ne paraît plus depuis mai dernier. C’était un journal satirique indépendantiste, quelque peu réservé aux initiés.

Le Patriote, Les Nouvelles étincelles, qui sentent le poids des décennies, qui ressassent les mêmes choses, maintes fois répétées. Il y a un nouveau journal, La Gazette des Caraïbes, mais à estimations des hommes d’affaire.

Il n’y a rien, pas d’alternatives au France-Antilles. Il faudrait lancer un quotidien, mais ça demande des moyens financiers importants…

• Vous venez de lancer une nouvelle formule ?

Oui, pour la rentrée nous avons une nouvelle formule. Un prix de vente de 2 euros et quatre pages de plus. Nous avons changé de tarification pour pouvoir perdurer. Quand le journal ne coûtait qu’un euro, ça nous coûtait 88 centimes pour l’envoyer aux abonnés en local…

Donc, pour pouvoir perdurer, grandir, on s’est dit qu’il fallait qu’on soit plus raisonné dans notre tarification. De plus, on voulait depuis longtemps augmenter le nombre de pages, avoir plus de contenu. On a profité de la rentrée pour adapter le prix du journal à ce que l’on dépensait réellement.

• Pour conclure, quelle est selon toi la situation de la Guadeloupe aujourd’hui ?

La situation en Guadeloupe n’est pas aussi catastrophique que ça. Les chiffres du chômage par exemple font peur mais je ne connais aucun chômeur qui ne travaille pas… C’est-à-dire qu’il y a une relation au travail qui est différente, et une relation à la loi et à la légalité qui est différente.

Donc les chiffres du chômage ne sont pas représentatifs du nombre de gens qui ne travaillent pas ou qui n’ont pas de ressources. Il y a du potentiel économique, il y a de l’activité florissante, et ça se voit, toutes les entreprises qui se construisent, tout le commerce, il y a un argent fou qui est dépensé ici…

Mais il faut structurer politiquement tout ça et avoir des objectifs. Et ce qui m’inquiète, c’est que notre classe politique est assez décevante. Et s’il n’y a pas de volonté politique, tout ce potentiel qui existe véritablement est en train de se gâcher, d’être piétiné par cette absence d’action. Je souhaiterais faire un appel à tous ceux qui ont les moyens, les capacités, les envies, de s’investir d’une façon ou d’une autre dans la vie politique de l’île.

• C’est ce que vous essayez de susciter à travers votre journal ?

C’est ce que nous rappelons dans la présentation du journal : il a vocation à enrichir les débats publics, à éclairer l’opinion publique sur des points sur lesquels les obscurantismes de tous bords ne veulent pas s’attarder.

Déblayer les terrains laissés dans la pénombre du clientélisme et du populisme faciles, amener un autre regard sur l’actualité, un regard qui prend le temps de l’analyse, qui se débarrasse des faux détours et des silences convenus, qui mette en débat des problématiques récurrentes dans notre société en essayant d’y apporter une lecture neuve et non conformiste.

Le Mika Déchaîné
Rue Alexandre Le Mercier
97190 Le Gosier
2 euros
Abonnement [12 numéros] : 25 euros
(30 euros depuis la métropole)

http://www.lemikadechaine.com

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